Thursday, March 18, 2010

Qui a le mot de passe

(from abbaa blog in the daily LE MONDE)
A nouveau, il n’y a plus de saison en Terre de Canaan et d’Israël… Les températures varient en un printemps qui bourgeonne comme les amandiers tôt en fleurs près de l’hôpital de Hadassah, non loin de Eyn Karem. L’autobus serpente vers les nouveaux bâtiments de l’université-faculté de médecine. La route peut aussi descendre vers le monastère russe « Gorninskii » juché sur la paisible colline.

Hadassah-Eyn Karem est sans doute le signe le plus limpide de ce que l’Église pourrait être en tant qu’ « Ecclesia universa - Qahal rav = Convocation de tous les êtres et Grande Assemblée ». C’est une certitude qui s’est vite imposée depuis le temps que j’y conduis les malades aux urgences, visite les malades et surtout les enfants leucémiques. La plupart viennent de Biélorussie (Belarus), d’Ukraine ou de Grèce. Quelques enfants ou jeunes adultes passent parfois de nombreux mois dans ce havre de soins… Ils meurent trop rapidement.

Un peu tout le monde, toutes origines confondues, vient se détendre à la source où, selon le christianisme, Marie, mère de Jésus rencontra sa cousine Élisabeth qui était enceinte de six mois. Une rencontre pleine de promesses de vie pour deux femmes, l’une vierge, l’autre stérile. L’une était trop jeune, Élisabeth était âgée. Il y eut un sursaut du bébé Jean dans le ventre de sa mère à la rencontre avec la jeune cousine ; comme au temps où Rébecca sentit les jumeaux (Jacob et Esaü) bondirent dans le sein maternel à l’orée de Karem, dans ces lieux mêmes, lorsqu’ils perçurent le bruissement l’enseignement sur la Parole de Dieu… « ruminée » par anticipation de la révélation au Sinaï, pleine de vie fraîche comme les prés de Karem (les anciens vignobles alentour).

La Parole fait vivre ; des mots peuvent tuer. C’est banal, commun. La tradition juive insiste sur le fait que la langue est l’un des plus petits muscles. Mais son mouvement, combiné en une cavité appropriée et singulière, articule des sons d’une façon inexplicable. Ces sons lient consonnes et voyelles en des mélodies prétendument harmonieuses, des tonalités qui s’accouplent en de riches tessitures. Le langage bruite pour bénir. Il peut maudire. Il peut tuer. Vocables et lexiques sont souvent riches, opulents. Ils peuvent être concis et s’affirmer avec profondeur. La concision peut électriser des significations claires, précises ou, au contraire, exprimer, comme dans les tchats virtuels, un code simplifié à l’extrême.

Ernest Renan soulignait avec justesse que l’hébreu est « une langue à lettres comptées, mais ce sont des lettres de feu » (Histoire des Langues Sémitiques). L’hébreu — comme toutes les langues sémitiques — apprécie la brièveté, comme beaucoup de langues acérées au sacré comme des flèches directes. En hébreu, les sons restent succincts. Curieusement, les jeunes blogueurs venus d’ex-Union Soviétique préfèrent la richesse de phonèmes tendres et contrastés du slave dont la grammaire et le lexique leur paraissent bien plus étendus, nuancés sinon enracinés dans des terres immenses comme le mystère de l’âme.

Le rabbin Shneur Zalman de Lyadi, initateur du mouvement Lubavitch ou CHaBaD (Sagesse, intelligence distinctive, conscience/connaissance/foi) a ainsi décrit, dans son livre-clé « Tanya » (« Enseignement » en araméen) un exploit du Créateur.

Ce miracle inexplicable unit la cavité buccale à la langue, la luette, le pharynx et les cordes vocales et résonne par des sonorités intelligibles, voire cohérentes, parfois maitrisées, souvent insaisissables. Et tout cela est émis par notre genre humain sous forme de langues qui se font écho les unes aux autres comme la musique d’âmes dont on ne distinguerait pas le chef d’orchestre.

Pendant la liturgie byzantine orientale, le célébrant s’apprête à chanter le Trisagion/Sanctus ou la Triple Sainteté de Dieu. Il prononce ces mots: « chantant (comme les oiseaux), criant (animaux), s’exclamant/rugissant (fauves) et disant (la parole humaine ayant sens)» ces paroles « Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu de l’univers » (Isaïe 6,3). La source hébraïque met l’accent sur les anges (invisibles) qui s’interpellent dans le monde visible. Il s’agit bien d’une évolution qui affirme un « chant sonore et progressivement cohérent ». Il part du cri animal et culmine dans la parole chargée de sens. Il y a aussi les intonations : le miaulement d’un chat semble dialoguer avec d’autres félidés ou des humains. En yiddish, il y a 19 manières de prononcer l’interjection « Nou! », ce qui peut conduire à une véritable conversation animée sur syllabe pour tons et contre-tons.

Il reste que la faculté d’émettre des sons et de leur donner sens est un don unique dont l’être humain use et abuse sans vergogne. « Toute parole dite est mensonge » affirme un poète russe. En Israël, sans doute pour des raisons socioculturelles, le dialogue s’établit par le regard et reste vague dans des conversations qui semblent ne rien dire d’intime ou de profond.

La tonalité humaine exprime et maille l’oral et l’écrit, le dire et la pensée « par parole, action, volonté, conscience ou inconscience, sentiments ou passions » (sources de la tradition juive aux mots des traditions chrétiennes). Et le Tanya rendait implicite ce que l’analyse continue de scruter : sons et mots peuvent être inversés, rouler sur eux-mêmes, cacher des intentions. Ils conduisent souvent à se méprendre entre l’audio, le vidéo, le sonore et le muet, le silence.

Pendant les semaines de Carême ou Grand Jeûne, les Églises byzantines orientales (orthodoxes et catholiques) introduisent une belle prière attribuée à Saint Éphrem le Juste d’Edesse dont on connaît le texte en grec et en slavon sans original syriaque. Le texte est magnifique de perspicacité humaine et de recherche de divines :

« Seigneur et Maître de ma vie, ne me donne pas un esprit de paresse, de curiosité (indiscrétion), d’ambition (vain désir de pouvoir) et de (vaines) paroles (bavardage). /

Veuille accorder à ton serviteur un esprit de sagesse (sophrosune = non “chasteté”, mais “pleine conscience”), d’humilité, de patience et d’amour (charité). /

Oui, Seigneur mon Roi, donne-moi de voir mes (propres) fautes et de ne pas juger mon frère. Car Tu es béni pour les siècles des siècles. Amen. »

On notera le caractère sémitique du texte qui pourrait être prononcé par tout croyant monothéiste, comme le « Notre-Père ». Il va d’emblée à l’essentiel de ce qui constitue l’universel et s’adresse au tréfonds de l’être.

Différentes versions ont été utilisées dans les traditions slaves, soulignant « l’appétit des richesses ». On a souvent mis l’accent sur la paresse, la déliquescence de la volonté, des sens faits de perceptions ou de capacités psychologiques. De même, la chasteté ne peut se réduire à une dimension sexuelle ou physique.

Prenons le cas de cette marée pédophile « cléricale » qui sort des mémoires dans le monde anglo-saxon, scandinave, germanique, néerlandais, autrichien. On oublie soudain les terribles bourrasques causées par des pervers mariés ou en couples de Belgique et de France. Là, les sociétés néerlando-alémaniques ont été profondément frappées par « l’ouverture à la sexualité ». Il suffit de vivre un peu dans ces pays pour sentir à quel point le rapport à la chair est perçu différemment de ce qui est une réalité universelle. Les cultures « latines » vivent autrement l’émergence du sexe comme s’imposant par imprégnations massives dans la société. La société israélienne affronte ces mêmes démons qui se nichent encore dans les cavernes les plus archaïques.

Il faudrait mettre alors en parallèle les profondes crises économiques, les banqueroutes financières. Il va de chaos moraux ; alors que des milliards sont injectés pour sauver l’édifice international, l’Islande, l’Irlande sont pratiquement en faillite — tout comme, à d’autres niveaux les États-Unis et en ce moment la Grèce. On colmate les brèches sans résoudre les situations.

La spiritualité invite alors à regarder ce que cela peut bien signifier que d’être sage, sans désir de puissance et parler de manière positive, constructive. Le professionnalisme des religieux est tel qu’il peut s’abîmer dans des flots de bonnes paroles. La Parole bâtit, les bonnes paroles peuvent stériliser, tuer ou blesser. L’âme est tellement fragile, ténue et assoiffée ! La « coachisation » sous forme de perroquetage, de reprints, de cooptation, voire de « formatisation » conduit à des périls redoutables. L’être humain languit jusqu’au fantasme après la liberté. Il est bien plus lourd de trouver son équilibre. Il est quasi héroïque de ne juger personne.

Si le célibat des prêtres et des évêques relevait uniquement de décisions humaines et historiques connus, il serait absurde, réduisant Dieu et les sociétés à des marionnettes. Lorsqu’Eve est menée à Adam, Dieu lui donne de parler enfin car il n’avait pas de « créature semblable ». L’image est puissante, car Adam trouve une interlocutrice.

Les juifs insistent sur la séparation de l’homme et de la femme mariée. Le discernement se porte sur le calendrier physiologique de la femme. Aux jours de « petits Kippourim » au début de chaque mois puis au Jour de Grand Pardon-Expiation, le jeûne et la cessation de relations sexuelles impriment une compréhension autre du temps.

Le prêtre marié orthodoxe ou catholique oriental — avec l’ensemble des fidèles (!) — sont invités à jeûner et suspendre les relations intimes avant d’aller célébrer l’Eucharistie, la Résurrection. Ils ne vont pas chanter avec art et/ou conviction ou tiédeur. Seule l’intime conviction de la foi peut conduire à une conduite pareille.

La chasteté ne s’oppose pas alors à la conscience droite et pure. Il n’est pas question de déviances ou de fantasmes. D’autres portes s’ouvrent à ceux qui ont le don de la parole.

Qui a le mot de passe ?

Av Aleksandr [Winogradsky Frenkel]

17/4 mars 2010 — 2 nisan 5770 — 1 Baby al-THaany 1431